mardi 29 juillet 2008

"La stratégie des antilopes" de Jean Hatzfeld

Aussi avant de commencer cet article, pour ceux que cela intéresse vous pouvez relire ce précédent article sur l'histoire du Rwanda http://benolife.blogspot.com/2007/03/un-peu-dhistoire.html

Cet piqûre de rappel historique faite, vous pouvez plonger dans l'univers de "La stratégie des antilopes" qui est le 3ème livre de Jean Hatzfeld sur le génocide au Rwanda. Les 3 livres écrits se situent dans la région de Nyamata. Les 2 premiers parlent ce qui s'était passé dans les marais, avec la voix des victimes (le premier livre "Dans le nu de la vie"), puis celle des bourreaux (2ème livre "Une saison de machettes"). Mais en plus des marais, il y a eu aussi la forêt, avec seulement 20 survivants sur les 6000 Tutsis qui y cherchèrent refuge (quand même...).



Ce livre alterne entretiens et propos de victimes et de tueurs et nous livre le récit de ces journées passées à courir dans tous les sens pour fuir les machettes ou pour en donner. Mais le centre de gravité du livre se trouve dans une décision prise par la présidence rwandaise en janvier 2003 : la libération de dizaines de milliers de Hutus, en vue de "procès en réconciliation". Le livre aborde donc la question du pardon par des témoignages de victimes et de tueurs 12 ans après le génocide.

Jean Hatzfeld réussit par ce livre à exposer toute la complexité du Rwanda. Il fait le constat sobre et capital d’une génération qui doit maintenant vivre en silence, selon les impératifs qu’exige un pays qui n’a plus qu’à espérer une lointaine réconciliation. Afin de vous faire partager ce qui m'a touché dans ce livre voici quelques extraits choisis.

Avant tout, il est très important de comprendre l'auteur. Celui-ci explique très bien comment il "vit" ce génocide.

« Admettre mon obsession pour l’histoire de ce génocide, et inévitablement des autres génocides. Reconnaître l’attraction de cet événement inouï, la sensation de vertige. Ne pas omettre l’excitation à parcourir les collines en camionnette. Evoquer le dégoût, les impressions malsaines qui ne vous lâchent plus, auxquelles se mêle l’impression de vivre de près, de façon inenvisageable auparavant, un désastre de l’Histoire jusque-là seulement abordé dans les livres, des films et des journaux, qui chamboule, puis dévie un itinéraire de journaliste. »

« La littérature n’est pas innée, elle est affaire de coïncidence et d’occasions… des confrontations, des mises en vrac… C’est une multitude de personnages et d’épisodes que l’auteur associe au gré des rencontres, et qu’aucun historien ne restituera jamais. Ce peut être une sorte d’égarement volontaire dans l’événement, les traces qu’il laisse… C’est écrire cette transformation »

Et puis, il y a bien sûr les témoignages

« Dans les marais, les Tutsis ont partagé la vie des cochons sangliers. Boire de l’eau noirâtre des marigots, fouiller la nourriture à quatre pattes dans la nuit, faire ses besoins à la va-vite. Pis, ils vous l’ont dit, ils ont mené l’existence du gibier, ramper dans la vase, écouter les bruits, attendre la machette des chasseurs. Mais une chasse surnaturelle, parce que tout gibier devait bien disparaître, sans même être mangé. »

« On se créait des amitiés dans les abris du soir. On dormait en petites assemblées, il y a eu des intimités quand même. Et le matin on courait par groupes d’amitié. On se connaissait très bien. Si on courait seul, on était vite attrapé, on devenait un gibier trop vulnérable. En groupe, on se conseillait, on semait le doute chez les poursuivants. (…) Quand les tueurs semblaient vous atteindre, on s’éparpillait de tous les côtés pour garder chacun sa chance ; au fond, on adoptait la stratégie des antilopes. »

Les questions qui demeurent 12 ans après

« Que peut-on exprimer à celui qui vous a pourchassé ou que vous avez pourchassé à la machette, qui vous a abandonné et dénoncé, quand un destin rwandais, unique dans l’Hitoire contemporaine, oblige les familles des victimes et la famille des tueurs, chefs, planificateurs à cohabiter immédiatement ? »

« Des images pendant les tueries, on n’en voit presque jamais. Ca ne m’étonne pas qu’il n’y ait pas presque pas aucune image de tueries pendant les autres génocides, des Juifs ou des Arméniens. Il n’y a pas de photos parce qu’il n’y a pas de place pour les photographes sur les lieux des tueries, comme dans les marais ou la forêt. Aucun passage d’aucune sorte où un étranger pourrait se faufiler entre les tueurs, les tués et ceux qui doivent être tués. Aucune place pour une présence extérieure qui ne pourrait évidemment pas survivre. »

Et ces questions que je me pose également (l'implication - ou la non-implication - de la France dans ce génocide)

« Il arrive aussi qu’on se demande pour la millième fois comment des tueries ont pu se poursuivre sept semaines durant, dans un paysage aussi exposé, offert à la vue depuis toutes les collines et les montagnes environnantes, ou visibles du ciel par avion ou hélicoptère, sans qu’aucune armée onusienne, burundaise ou française ne tire un obus pour les interrompre. »

Et puis pour finir ce poème de Charlotte Delbo (Mesure de nos jours. Auschwitz et après)

« L’histoire c’est fini
soyez heureux comme tout le monde
l’histoire c’est un moment
maintenant c’est la vie.
(…)
Sortir de l’histoire pour entrer dans la vie
Essayez donc vous autres et vous verrez »

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