mardi 13 mars 2007

"Génocidé" de Révérien Rurangwa

Voici, le témoignage de Révérien:

"Ce 20 Avril 1994, nous sommes encore près de 25 000 Tustsi regroupés sur la colline de Mugina (…) Des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants tutsi terrorisés s’y sont réfugiés, comme ma famille, dès le début des massacres à Mugina. 25 000 « cancrelats » qui ne savent plus où se cacher – les Hutu surnomment ansi les Tutsi, et ce matin encore la Radio-télé des Mille Collines, que nous surnommons « Radio la Mort », a appelé tous les auditeurs hutu, sur des rythmes entraînants, à « écraser les cafards ».(…)

Voilà 13 jours, ce 20 Avril, que nous sommes encerclés sur la butte de l’église. Les Hutu de notre communauté ont tenté plusieurs assauts. Nous les avons repoussés avec l’énergie du désespoir. (…) Sans armes, nous vendons chèrement notre peau à coups de cailloux (…) Mais ce matin du 20 Avril, les bus blancs marqués du sigle ONU et MINUAR qui abordent la colline par la route de Kigali ne transportent pas des soldats de la paix, ni les religieuses de retour ou nos prêtres pris de remords, mais des tueurs chevronnés. (…)

Une baraque élémentaire d’une dizaine de mètres carrés, au sol de terre, aux murs de brique, au toit de tôle. C’est dans cette pièce sombre que nous nous terrons depuis 13 jours, 43 personnes de ma famille et moi. En attendant d’être frappés par les tueurs qui montent vers nous, sans se presser, sûrs de ferrer leurs proies.(…)

Des cris, des hurlements. Des supplications, des gémissements. Des ricanements, des sifflements. Les fusils se sont tus, pas la peine de gaspiller les balles quand une lame suffit. Ils fauchent. Le carnage, tout autour de la cabane. Des milliers de corps jonchent la colline, rougissent l’herbe.(…) Puis des coups à la porte. Les Hutu ont probablement gardé notre tanière pour la fin, tel un dessert à déguster, sachant que nul ne pourra leur échapper. La serrure est sommaire, elle ne résistera plus longtemps. Ils cognent, cognent, crient, s’excitent les uns les autres (…). Affalé au pied du linteau, mon oncle Jean, brûant de fièvre, halète. Nos provisions de haricots et de manioc sont épuisées. Nous n’avons ni mangé ni bu depuis 3 jours, peu importe : ce n’est pas de soif que nous allons mourir.
Le verrou saute, La porte s’entreouvre. Mes petits frères et mes cousins pleurent, les cousines crient. Le premier tueur qui passe prudemment la tête dans l’entrebaîllement, je le reconnais. C’est Sibomana (…) Il tient une machette à la main et pue la sueur. Derrière lui, la troupe se bouscule. Il avance un peu pour s’accoutumer à la pénombre et scruter ses victimes. (…) Il aperçoit mon oncle Jean, qui se redresse un peu, sur sa gauche, qui le regarde la tête en arrière. D’un geste vif, le Hutu lui tranche le cou. Un jet de sang jaillit jusqu’à la tôle du toit, comme un tuyau débranché.
Un enfant hurle plus que les autres quand mon oncle s’effondre, c’est Jean Bosco agé de 9 ans. Sibomana le fait taire d’un coup de machette qui lui tranche le crâne dans un bruit de chou fendu. Il enchaîne en frappant Ignace Nsengimana 4 ans qu’il jette dehors après l’avoir macheté, j’ignore pourquoi.(…)


Le sang appelle le sang. C’est le déchaînement. Le tueur piétine ma grand-mère, allongée par terre. Il ne l’a pas vue dans la pénombre. (…) Il la cogne à coups de pied, puis il la coupe.(…)
Sibomana coupe, coupe. Les autres aussi. Avec une cadence de métronome, des gestes précis. Les machettes se lèvent, s’abattent, se lèvent, retombent. C’est une mécanique bien huilée. On dirait des hommes aux camps, réguliers comme des bielles. Et toujours ce bruit mouillé de légume tranché.(…) Je suis accroupi dans un coin, face à la porte (…) Mon cousin Valens Karangwa 11 ans se blottit contre moi effaré.(…) Illusoire bouclier.(…)
Le meurtre de ma mère fut la pire atrocité à laquelle il me fut imposé d’assister.

Les sœurs, les filles, les femmes des tueurs ont suivi ceux-ci dans la cabane. C’est un massacre en famille : sous le regard des enfants, les hommes coupent, les femmes et les filles pillent, détroussent les cadavres, fouillant les poches, arrachant les colliers, détachant les montres et les bracelets, emportant les souliers et les vêtements quand ils ne sont pas tachés de sang.
Avant que Sibomana ne frappe ma mère, une fille crie : « Simon, attends ! Tu vas salir la robe ! » L’assassin suspend son geste (…) Deux harpies se précipitent vers elle en lui ordonnant : « Déshabille-toi !» Comme elle n’obéit pas assez vite à leur gré, l’une des filles la fait pivoter, lui arrache ses habits, jusqu’au soutien gorge. Elle dénude entièrement ma mère. En riant. Sans doute veut-elle aussi humilier sa victime. Or l’humiliation est une blessure pire qu’un coup de machette ; elle ne se pardonne pas.
C’est ainsi que je vois ma mère, cella qui m’a donné la vie, comme je ne l’ai jamais vue, entièrement nue. La haine du Hutu (…) se vrille en moi à cet instant comme les dents d’un harpon qui ne pourra jamais être retiré tant il pénètre loin dans la chair. Une haine noire, mortelle, intense, inextinguible et totale qui ne fait que redoubler, se multiplier 77 fois, lorsque Sibomana prend tout son temps pour ouvrir le ventre de ma mère et que j’entends celle-ci murmurer : « Papa, papa, pourquoi m’as-tu fait naître ? »

Les yeux de son assassin, on les emporte avec soi dans la mort.
Je n’oublierai jamais les prunelles noires de Simon Sibomana au moment où il abat sa lame sur mon crâne. Elles sont gravées en moi pour toujours. Je suis incapable de décrire avec des mots d’adulte ce que les yeux d’enfant y ont lu : un mélange étrange de détermination froide, de haine brûlante, de folie et de raison, d’application et de démence.(…)

Sibomana vient de hacher Valens qui se pelotonnait contre moi. Le sang de mon cousin germain m’asperge. Il dresse à nouveau sa machette. Je lève le bras gauche, devant ma tête, par réflexe, à hauteur du front, comme lorsque mon père voulait me porter une taloche. Il frappe. La lame s’abat et tranche mon poignet. La main et mon avant bras tombent derrière moi. Un liquide chaud et épais gicle. Je m’effondre dessus.
Croit-il qu’il m’a tué, ou préfère-t-il m’achever plus tard ? (J’ai déjà souligné la méthode pratiquée : les Hutu blessent lors d’une première tournée ; laissent la vistime mariner dans « son jus » et sa douleur ; puis terminent le « travail » comme ils disent, lors d’une seconde tournée.) Sibomana passe au suivant. C’est mon père.(…)

Des râles remplacent les cris. Les filles hutus sortent avec leur butin, suivies par les hommes. Ils laissent la porte ouverte, allument une cigarette sur le seuil et s’éloignent en commentant leur nettoyage. Un carnage, en une minute. 43 personnes abattues en moins de 100 secondes. Toute ma famille. Suis-je mort ? Hélas, pas encore.
J’ai un bras sans main. Le corps rougi et ruisselant.
Dehors, la nuit est tombée très vite."

Note de l’auteur « Sur les femmes, les assassins hutu ont priviligié les coups portant sur les organes de la fécondité –ventre et vagin-, allant parfois jusqu’à briser des goulots de bouteilles dans leur sexe après les avoir violées. C’est l’une des marques significatives d’un génocide : afin d’éteindre une race, il faut frapper en priorité celles qui la perpétuent."

"Je n’ose pas sortir. Le jour se lève aussi brutalement que la nuit est tombée. (…) Je découvre horrifié par l’unique lucarne, ce que fut un terrain de football : un immense charnier. Des corps, des centaines de corps, des milliers de corps, pêle-mêle, par terre.
Et j’aperçois nos tueurs qui se frayent péniblement un passage à travers cette décharge humaine pour venir achever le pillage et le nettoyage de la cabane. Je me terre dans mon coin et je mime la mort. Ils entrent et commencent à couper systématiquement tous les cadavres, puis à fouiller.(…) Moi j’attends, immobile, derrière mes yeux mi-clos, le sifflement de la machette sur mon crâne.

A quoi tient qu’il ne me frappe pas ? Peut-être une lassitude soudaine à lever la lame ? (…) Cela ne doit pas tenir à grand chose, mais le coup tant redouté ne vient pas. (…) Après quelques secondes, je tente de me dresser. Je tiens mon moignon en l’air pour moins souffrir (…) Je n’ai rien à vomir, la tête me tourne, mais j’ai encore la conscience suffisamment éveillée pour voir les tueurs attraper une femme qui court, un bébé sur le dos. Ils la couchent, lui tranchent les chevilles, puis la tête (comme ils reprochent aux Tutsi d’être plus grands qu’eux, les Hutu prennent un malin plaisir à les « raccourcir ») Quant au bébé, un homme le saisit, s’approche de la cabane où je suis caché et lui fait exploser le crâne en le projetant contre le mur de brique.

Puis ils reviennent encore, à 3 ou 4. (…) C’est l’heure du nettoyage final et expéditif. Ils jettent des fagots dans la cahute (…) et craquent des allumettes. Bientôit les flammes dévorent les corps. Tous les miens vont être réduits en cendre. Autant en finir au plus vite et les rejoindre dans la mort. Mais comment : brûler vif ou macheté, qu’est-ce que je préfère ?
Plutôt l’acier tranchant que la flamme lente.
Je décide de sortir.

Sur le seuil de la cahute, hébété, titubant, je sens venir la fin. Enfin. Derrière moi, le brasier. Devant moi, les machettes. (…) Et d’un coup très vif, il me fend le visage à hauteur du nez (les Tutsi n’ont pas le nez épaté et négroïde des Hutu – motif supplémentaire de jalousie ? Lors du génocide, ces derniers ont mis un soin spécial à réparer cette inégalité naturelle).

Un autre tueur m’assène un coup de gourdin clouté. Il manque la tête et me fracasse l’épaule. Je bascule à terre. Mon nez, qui n’est plus rattaché que par un bout de narine, pendouille devant ma bouche. Sibomana change de machette. Il saisit une lame en forme de crochet que nous utlisons pour trancher les feuilles de bananier. Il frappe de nouveau au visage et le métal recourbé m’arrache l’œil gauche. Puis encore un coup sur ma tête. Un autre manque ma nuque. Ils m’encerclent, frappent à tour de rôle. Un coup de lance à la poitrine, un autre à l’aine.(…) Je plonge dans le néant.(…)

Je ne suis mort mais pas encore. Je n’y arrive pas tout seul. Il faut m’aider. J’ai besoin de quelqu’un pour m’achever. Vite.(…) J’essaie de me redresser. Ils ne m’ont pas coupé les chevilles ni tailladé les jambes . Je parviens à faire 3 pas, je m’effondre, me relève. (…) Je m’approche du groupe des tueurs. Je supplie :
- Tuez-moi ! Tuez-moi s’il vous plait !
- Quoi, Tutsi, tu es encore là ! Mais tu es un dur à cuire !
- Achevez-moi, tuez-moi.
- Te tuer serait te faire du bien, dit l’un.
(…) Je me mets à ramper le long du terrain de foot, au milieu des corps qui pourrissent, des corbeaux qui becquettent leurs yeux. 2 bonnes heures me sont necessaires pour parcourir les 300 mètres de route.(…)
- Eh Tusi, va crever ailleurs tu nous coupes l’appétit

(….) Je progresse sur les fesses. La gorge en feu, le palais qui colle, la bouche en terre cuite. Mon nez bat mes lèvres, la peau de ma nuque coupée pend et bringuebale. Les Hutu n’arrivent pas à croire que je vive encore. Certains parient même sur mes heures de survie. (…)

Quel jour au fait ? Le 22 Avril, ou peut être le 23 ?"

Les hommes du CICR (Comité International de la Croix Rouge) vont trouver Révérien et l’amener à l’hopital de Kabgayi où il sera soigné. Mais sachez que tout le monde ne peut pas être admis à l’hopital. A l’intérieur, les bénévoles et médecins soignent certaines personnes pendant que les autres restent dehors.... Pendant ce temps à l’extérieur, les Hutu achèvent les Tutsi survivants pour éliminer un maximum de témoins de leurs tueries. Révérien sera ensuite hébergé et soigné par le père Simmons, un missionnaire belge, dans un immense orphelinat à Nyanza, près de Butare. Le 24 Décembre 1994, il embarque à bord d'un vol à destination de Genève.

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